Bulletin N° 4 – Analyse du discours en ligne portant sur les travailleurs et travailleuses immigrants et racisés
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Bulletin N° 4 – Analyse du discours en ligne portant sur les travailleurs et travailleuses immigrants et racisés
1. Introduction
La discrimination se manifeste matériellement sous la forme de pratique sociale discriminatoire, mais aussi en tant qu’idéologie sous la forme du discours discriminatoire. En effet, en définissant et attribuant des caractéristiques à un groupe exogène (« eux ») et un groupe endogène (« nous »), cette idéologie légitime et normalise les pratiques discriminatoires en société en plus de permettre la reproduction de ces pratiques: l’idéologie discriminatoire n’est pas innée à l’être humain, mais est plutôt un apprentissage qui passe par le discours (van Djik, 2015; Wodak, 2015). De nos jours, un lieu important où l’on peut retrouver ces processus de légitimation et de reproduction est l’internet: selon Hughey et Daniels (2013, p. 342), « the internet is becoming the major means for the production of public opinion and the dominant consensus on ethnic and racial affairs ».
L’objectif de cette étude est d’analyser les discours en ligne portant sur l’employabilité des immigrants et personnes issues des minorités visibles au Québec. Pour ce faire, nous avons recueilli les articles et publications portant sur le travail des personnes immigrantes ou issus des minorités visibles ainsi que les commentaires se trouvant sous ces publications, et ce sur les comptes Facebook de trois grands médias québécois (Le Devoir, Journal de Montréal et La Presse) ainsi que de deux acteurs politiques (François Legault et Gabriel Nadeau Dubois) de 2018 à la moitié de l’année 2021. Grâce aux multiples outils utilisés pour collecter ces données (Eureka, l’outil de recherche sur le site de Facebook et Facepager), nous avons obtenu 245 publications (dont 4 ne contenant aucun commentaire) et 63 263 commentaires (dont environ 14% ne sont pas propres à l’analyse, par exemple parce qu’ils contiennent seulement des emojis, des noms propres et/ou des mots avec des fautes d’orthographe). Nous analysons les publications et les commentaires afin de brosser un portrait du discours en ligne, mais aussi afin de découvrir comment des acteurs communiquant de manière différente sur les réseaux sociaux impactent la réaction des lecteurs à ces travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles dans les commentaires, considérant que sur Facebook tout commentaire se fait nécessairement en réaction à la publication d’une page Facebook.
Quelques travaux sur le sujet donnent l’ampleur des discours discriminatoires en ligne envers les populations immigrantes au Québec. Forcier (2019) trouve que, au Québec, ce sont environ trois commentaires en ligne sur quatre à propos des immigrants et des minorités racisées qui sont négatifs, et les principaux axes argumentatifs utilisés pour définir le groupe exogène insistent sur la protection des « siens » d’abord, ou encore le présenté comme étant une menace économique, une menace culturelle ou une menace à l’ordre légal (Forcier, 2019). Malgré la présence marquée de propos discriminatoires en ligne et la littérature portant sur le discours haineux ou raciste en ligne à l’international, encore très peu d’études au Québec s’attardent sur cette question.
L’analyse du discours discriminatoire en ligne présente cependant plusieurs défis méthodologiques. En effet, non seulement plusieurs sites internet où l’on peut trouver des commentaires (y compris Facebook) possèdent des politiques contre le discours haineux et des outils pour détecter automatiquement ce genre de propos, mais plusieurs comptes d’acteurs sociaux importants (y compris des médias et politiciens) modèrent aussi les commentaires sous leurs publications. Toutefois, cela n’empêche pas la présence de commentaires discriminatoires qui vont utiliser des techniques créatives pour être discriminatoires de manière moins évidente afin de contourner la modération (Hughey et Daniels, 2013, p. 335-336). Ces commentaires, par exemple, peuvent utiliser un langage codé avec des expressions connotées et des sous-entendus. Les internautes peuvent aussi se cacher derrière une rhétorique politique pour tenir des propos discriminatoires, par exemple en faisant appel au « gros bon sens » tout en se basant sur des stéréotypes collectivement partagés, en portrayant les membres du groupe exogène comme étant catalyseurs ou porteurs de problèmes. Ils peuvent aussi jouer à la victimisation tout en utilisant des arguments flous faisant appel à la « liberté d’expression » (Hughey et Daniels, 2013, p. 338-342). Ces techniques créatives rendent la détection automatique de commentaires discriminatoires une tâche ardue pour les chercheurs voulant analyser le discours discriminatoire en ligne.
2. Méthodologie
C’est pour éviter cet obstacle que plutôt qu’analyser directement le caractère discriminatoire ou non discriminatoire des publications et commentaires, nous utiliserons d’autres mesures pour identifier le caractère subjectif de ces publications et commentaires en ligne. Par « caractère subjectif », nous voulons dire ici les indices laissés par les publications et commentaires laissant transparaître une opinion vis-à-vis les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles. Notre démarche pour collecter les publications et les commentaires s’est faite en deux étapes. Nous avons recueilli 245 publications issues de deux politiciens (François Legault et Garbiel Nadeau-Dubois) et trois grands médias québécois (Le Devoir, Journal de Montréal et La Presse) en procédant d’abord à partir des moteurs de recherche Eureka, Facepager, ainsi que celui se trouvant sur le site de Facebook avec les mots clés suivants : « réfugié », « immigrant », « racial », « racis » (nous permettant d’aller chercher à la fois « raciste » et « racisé »), « étranger » et « arrivant ». Nous n’avons ensuite gardé que les publications dont le sujet principal était les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles. Par la suite, nous avons recherché publications sur les pages Facebook de ces différents médias afin de collecter les commentaires laissés sur ces publications. Ainsi, nous avons au total collecté près de 65000 commentaires. 14% de ces commentaires ont été supprimés lors de l’analyse parce qu’il s’agit soit d’Emojis, des mots avec des fautes ou des noms propres.
Subjectivité dans les textes des publications
Types de texte: Tel que présenté précédemment, nous avons recueilli les publications de trois grands médias et de deux politiciens. Les médias publient principalement des articles de nouvelles, mais il arrive fréquemment qu’ils publient aussi des chroniques, éditoriaux ou autre type de texte d’opinion. Tout dépendamment du type de texte (politicien, article ou texte d’opinion), le traitement médiatique des travailleurs immigrants et issus des minorités visibles sera différent.
Sujets: Dans les dernières années, les travailleurs issus de l’immigration et des minorités se sont trouvés au centre de l’actualité à plusieurs reprises, et le traitement médiatique de cette population varie grandement tout dépendamment du sujet du texte. Après le recueil des publications, nous avons regroupé les publications en fonction de l’un des neuf sujets suivants: 1) les travailleurs immigrants dans le système de santé durant la pandémie (anges gardiens), 2) les conditions de travail difficiles (principalement en lien avec le scandale des conditions de travail des travailleurs migrants agricoles à l’été 2021), 3) la discrimination au travail, 4) les étudiants étrangers, 5) l’immigration économique en général (en lien par exemple avec le nombre d’immigrants travailleurs accueillis ou l’intégration des immigrants au marché de l’emploi), 6) le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, 7) le travail des immigrants durant la pandémie et 8) la réforme du programme d’expertise québécoise (PEQ). À certains moments, les médias ont aussi publié 9) des récits à propos du parcours ou vécus de certains individus particuliers (un article publié en juillet 2020, par exemple, dresse le parcours d’un réfugié syrien aujourd’hui étudiant et préposé aux bénéficiaires).
Position: Une autre façon d’examiner si un texte a davantage un parti pris qu’un autre est de regarder la position des textes face aux travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles sur un enjeu précis. Par exemple, le texte promeut-il une augmentation ou une réduction du taux d’immigration? Ou encore, propose-t-il une amélioration des conditions de travail ou un recul des acquis en matière de travail? Nous avons classé les textes selon s’ils présentent les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles d’une manière (ou encore s’ils proposent des solutions) qui leur sont favorable, neutre, ou défavorable. Bien que les articles de nouvelles se prétendent impartiaux, contrairement aux textes d’opinions et de politiciens, ils peuvent promouvoir une position favorable ou défavorable sur une question politique lorsque la nouvelle est un propos rapporté (c’est le cas, par exemple, d’un article présentant les revendications d’une manifestation ou d’un article présentant la sortie de presse d’un parti politique face à une politique du parti au pouvoir).
– Ton: Nous analysons les textes des publications Facebook en procédant à une analyse du « ton politique » qui permet d’identifier le caractère subjectif des textes. Le ton politique est une variable numérique nous permettant d’identifier à quel point un article ou une publication utilise un ton subjectif (positif ou négatif). Cette variable est obtenue grâce au lexique LSDFr (monté par des chercheurs de l’Université Laval) qui classifie les expressions d’un texte selon sa connotation politique positive ou négative, permettant ainsi de déterminer le ton global du texte (Duval & Pétry, 2016). Par exemple, le mot « guérir » a une connotation positive alors que « abandonner » a une connotation plus négative. Comme l’écrivent Duval et Pétry (2016, p. 200-201), « [L]’importance du ton en politique est à mettre en rapport avec le rôle central que jouent les impressions subjectives et les émotions dans la formation des attitudes politiques ». Ce type d’analyse est particulièrement pertinent ici, puisque l’opinion publique prête attention dans les médias non seulement au contenu substantiel, mais aussi au contenu affectif : plusieurs études ont démontré l’influence du contenu affectif (le ton) dans les médias sur la perception qu’ont les citoyens de la politique (Duval & Pétry, 2016; Miller, 2011; McComas et Shanahan, 1999)
– Popularité (réactions): Une façon d’observer l’effet qu’ont les publications sur les lecteurs est de voir le nombre de réactions (aussi connu sous le nom de mentions « like » dans le langage Facebook) qu’ont ceux-ci.
Subjectivité dans les commentaires
– Termes utilisés: Plusieurs termes sont employés pour parler des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles: certains sont connotés de manière à portraire positivement les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles, et d’autres sont connotés de manière à les portraire négativement. Il est intéressant de voir dans quelles occasions certains termes connotés apparaissent.
– Sentiments: Comme pour l’analyse du ton politique, il est possible de procéder à une analyse automatique de texte afin de déceler le caractère subjectif du texte. Pour ce faire, nous avons procédé à une analyse des sentiments des commentaires en utilisant le lexique FEEL. Ce lexique contenant plus de 14 000 mots permet l’analyse de la polarité positive/négative, mais associe aussi certains mots à l’une des six émotions de bases (joie, colère, peur, tristesse, surprise et dégoût) en utilisant la typologie émotionnelle de Ekman (Abdaoui et al., 2017). Cette approche est intéressante dans l’analyse du discours considérant le rôle que jouent les émotions en politique, par exemple lors de rassemblements de partisans, de manifestations ou lorsque des acteurs demandent une intervention publique. Même dans la formation d’opinions politiques, les émotions affectent notre manière de retenir de l’information sur des sujets politiques et agissent comme guide dans la réponse face à ces nouvelles (Albertson & Gadarian, 2015; Miller, 2011). Cette approche se distingue de l’analyse du ton politique puisque ce dernier ne prend en compte que le caractère positif ou négatif des mots (et non pas les émotions), et se spécialise dans les textes politiques comme ceux produits par les politiciens et médias (contrairement au FEEL qui ne s’applique pas à un type de texte précis).
– Popularité (réactions): Comme pour les publications, une façon d’observer la popularité des commentaires est de voir le nombre de réactions qu’ont ceux-ci.
3. Résultats
3.1. Publications et commentaires selon le type d’acteurs
Compte Facebook des politiciens
Tel que mentionné précédemment, il ne serait pas étonnant que les acteurs abordent différemment la question du travail des personnes immigrantes ou issus des minorités visibles. Notamment, les politiciens ne se réclament pas de la même neutralité que les médias. Au contraire, leur allégeance politique est au cœur de leur stratégie (et réussite) politique, et cette prépondérance se traduit par une plus grande subjectivité dans les textes publiés. Le graphique 1 illustre la distribution du ton politique des publications et articles des différents acteurs médiatiques et politiques, nous informant de la manière dont ceux-ci traitent des questions de l’immigration. Ce graphique est ce qu’on appelle une « boîte à moustache » : le début de la boîte représente la valeur du 25e percentile du ton politique des textes, la ligne au milieu de la boîte représente la médiane, la fin de la boîte représente le 75e percentile et les lignes après et avant la boîte (la moustache) représente l’étendue des valeurs. Les nuages colorés assistent à cette visualisation. Il est entre autres intéressant de voir ici si la majorité des textes emploient un ton positif, neutre ou négatif.
Graphique 1: Ton politique des texte et publications

Nous constatons une plus grande polarisation chez les politiciens que dans les médias en ce qui concerne le ton des discours sur l’employabilité des personnes immigrantes ou issus des minorités visibles. Le premier ministre du Québec, François Legault, a tendance à utiliser un ton relativement positif puisqu’il fait souvent l’éloge des politiques de son administration, alors que le député Gabriel Nadeau Dubois, lui, utilise un ton beaucoup plus négatif, puisqu’il se positionne contre les politiques du gouvernement actuel. Comme on peut distinctement voir dans le graphique 2 qui présente la position des publications des différents acteurs vis-à-vis les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles, cela ne veut pas dire que François Legault a des positions politiques qui sont favorables à ces travailleurs : en effet, celui-ci est plutôt connu pour avoir une position généralement conservatrice sur les enjeux sociaux, y compris l’immigration. Dans la période étudiée, son gouvernement a entre autres fait adopter la loi sur la laïcité de l’État (projet de loi 21) et la réforme de Programme d’expertise québécoise, deux politiques ajoutant des embûches aux emplois disponibles pour les minorités religieuses et aux domaines d’études disponibles pour les étudiants étrangers. On voit que c’est le seul acteur n’ayant aucun texte défendant favorablement les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles, alors que Gabriel Nadeau-Dubois est le seul acteur n’ayant publié aucun texte défavorable. Bref, bien qu’en général le ton politique soit une mesure juste pour évaluer l’appréciation d’un locuteur pour un sujet, dans les cas des publications Facebook des politiciens, le ton n’est pas un reflet de leur position respective face à l’immigration.
Graphique 2: Position des acteurs

À titre d’exemple, voici deux déclarations publiées par les politiciens susmentionnés démontrant bien le rapport entre le ton employé et la position des publications des politiciens:
- François Legault: « Quelle journée historique! Le projet de loi sur la laïcité est enfin adopté. Dorénavant, les signes religieux pour les employés de l’État en position d’autorité seront interdits. […] Je veux saluer le travail acharné de Simon Jolin-Barrette – Député de Borduas dans ce dossier. Il a été rigoureux et il a toujours gardé un ton respectueux. Merci Simon! Ce soir, je suis encore plus fier d’être Québécois! » Publié sur Facebook le 16 juin 2019
- Gabriel Nadeau Dubois: « François Legault considère les immigrants comme de simples numéros. Aujourd’hui, Ruba Ghazal a pris la parole au nom des milliers de personnes qui ont été blessées par ses paroles insensibles. Écoutez ça. Et partagez. » Publié sur Facebook le 4 mai 2021
Cette dynamique se fait ressentir dans les commentaires sous les publications des deux politiciens. En effet, lorsque l’on compare les sentiments véhiculés par les commentaires des politiciens dans les graphiques 3 et 4 présentant en pourcentage les sentiments véhiculés par les commentaires, on remarque que le sentiment principal des commentaires des publications de François Legault est proportionnellement plus la joie (2 fois plus que pour ceux de Gabriel Nadeau-Dubois), et tous les autres sentiments négatifs sont proportionnellement moins présents.
Cela se remarque dans les mots utilisés : comparativement aux commentaires des médias, les commentaires des publications de Legault interpellent directement le premier ministre (nous y retrouvons 6,2 fois plus souvent le terme « premier ministre » et 6,4 fois plus souvent le terme « monsieur ») et le félicitent (nous y retrouvons presque 8,5 fois plus souvent le mot « bravo » et 6,1 fois plus souvent le mot « merci »). Les commentaires sous les publications de Nadeau-Dubois, eux, ont aussi tendance à mentionner le premier ministre (ce qui n’est pas surprenant comme les publications de Nadeau-Dubois l’interpellent) et remercient aussi le travail du Nadeau-Dubois, quoique moins que ceux de Legault.
De plus, comme les publications sont écrites par un politicien, les commentaires se réfèrent plus directement à la politique québécoise, utilisant le mot « politique » 82,85% plus souvent que les commentaires provenant des médias (avec des expressions comme « enjeux politiques », « politique d’immigration » et « parti politique »). Un autre exemple de cette dimension politique des publications des politiciens est observable quand on compare les publications de Nadeau-Dubois à propos d’un travailleur essentiel immigrant menacé d’expulsion aux autres textes sur le sujet de cas particuliers d’immigrants provenant des médias. Alors que les articles de journaux portaient ces cas particuliers d’immigrants comme des faits divers, Nadeau-Dubois politise l’enjeu, et on peut remarquer cela dans les commentaires : on retrouve plus des mots comme « politique », mais aussi « société » (2,7 fois plus) et « loi » (66% plus). De plus, le parcours vécu par l’immigrant est davantage perçu comme un combat, et il n’est pas rare de retrouver ce genre de commentaire que l’on peut retrouver sous une publication datant du 27 septembre 2020: « Merci pour votre soutien à ce monsieur qui s’est battu pour des personnes de votre circonscription ».
Graphique 3:
Sentiments des commentaires sous les publications de Francois Legault

Graphique 4:
Sentiments des commentaires sous les publications de Nadeau-Dubois

Les politiciens font aussi moins de publications que les médias (il y a quelques publications par jours plutôt que quelques-unes par heure), et écrivent à propos de sujets moins divers que les médias (Gabriel Nadeau Dubois a des publications à propos de six des neufs sujets identifiés, et François Legault seulement quatre sujets).
Bref, comparativement aux publications des médias, on retrouve une dynamique particulière pour les politiciens : comme la subjectivité de ces acteurs est un phénomène intrinsèque à leur activité, le parti au pouvoir se félicite de son bon travail alors que le parti se trouvant dans l’opposition le critique. Cela donne lieu à des commentaires plus joyeux pour le politicien se félicitant et se disant « fier », et des commentaires faisant davantage référence directement à la politique québécoise.
Cette dynamique particulière propre aux publications des politiciens (et différent selon l’allégeance politique du politicien) distingue définitivement ces acteurs des médias (comme on peut le voir dans les graphiques 1 et 2, où les comptes des médias ont des résultats similaires comparativement aux politiciens). Cette différence fait en sorte que prendre en compte les politiciens dans l’analyse des autres variables des publications représenterait un trop grand biais. C’est pour cette raison que le reste des analyses de ce rapport de recherche se fera en prenant en compte uniquement les médias.
Compte Facebook des médias
Un média en particulier traite-t-il différemment des sujets liés au travail des personnes immigrantes ou issus des minorités visibles que les autres médias? Contrairement aux politiciens, les médias se prétendent impartiaux, et la manière dont les médias traitent de certains sujets peut influencer l’opinion du lecteur sur des enjeux politiques (McComas et Shanahan, 1999), voire influencer des élections (Duval & Pétry, 2016). Comme nous l’avons vu précédemment dans le graphique 1, le Journal de Montréal utilise, dans ses articles, un ton politique généralement plus négatif que les deux autres. Une autre façon d’examiner si un média a davantage un parti pris qu’un autre est de regarder la position de ses textes d’opinion, comme ceux-ci reflètent la position explicite du média. Comme on peut le voir dans le graphique 5 suivant présentant justement la position des textes d’opinions, le Journal de Montréal est aussi le média depuis 2018 ayant le plus de textes d’opinion proposant des situations plus défavorables pour ces travailleurs (c’est le cas pour plus de 50% des textes d’opinion, bien plus que les autres médias).
Bref, lorsque l’on compare les médias, les deux variables principales pour mesurer le parti pris des acteurs (le ton politique et la position) nous indiquent que le Journal de Montréal présente plus défavorablement les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles que les autres médias. Il n’y a cependant pas de corrélation directe dans les textes des publications entre le ton politique et la position. La raison de cela est que, comme nous le verrons plus tard, le ton et la position dépendent grandement du sujet de la publication puisque différentes représentations de ces travailleurs impactent le ton de la publication. En effet, il se peut par exemple que les textes d’un sujet soient presque exclusivement négatifs, alors que pour d’autres sujets le ton puisse être autant positif que négatif. En revanche, la raison pour laquelle les textes du Journal de Montréal sont plus négatifs que les deux autres n’est pas qu’il publie davantage de textes portant sur ces sujets dont les publications sont majoritairement négatives. En effet, parmi les huit sujets qui sont traités par tous les médias, le Journal de Montréal a en moyenne le ton politique le plus négatif pour quatre d’entre eux (4/8 des sujets, donc la moitié) et propose davantage de positions désavantageuses pour cinq sujets (5/8). Sans surprise, le Journal de Montréal est aussi le média ayant en moyenne le ton le plus positif pour seulement un des sujets (1/8) et la position la plus avantageuse pour deux des sujets (2/8, donc le quart). Ce média a clairement une subjectivité différente (et plus négative envers les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles) que les deux autres médias.
Graphique 5: Position des textes d'opinions

La subjectivité d’un média peut aussi se mesurer par le traitement (ou le non-traitement) d’un sujet précis d’actualité. En effet, les médias procèdent à un choix lorsqu’ils décident quelle nouvelle mériterait de faire partie de l’actualité et laquelle ne le mériterait pas. Un média qui traite plus d’un sujet que les autres médias, par exemple, laisse transparaître que pour lui, ce sujet mériterait davantage d’être traité dans la sphère publique. À cet égard, il est intéressant de noter que le Journal de Montréal n’a publié aucun des 12 articles sur le sujet du scandale à propos des conditions de travail des travailleurs migrants agricoles. Le Devoir, lui, a publié davantage d’articles sur les deux sujets à propos des étudiants étrangers (le sujet général des étudiants étrangers, mais aussi de la réforme du PEQ). Au total, ce sont 75% des publications (dont tous les textes d’opinion) sur ces deux sujets qui ont été écrits par ce média. Les textes d’opinions sur ces sujets reflètent la position du média : alors que 26,09% des articles présentent une position favorable aux étudiants étrangers, ce sont 55,56% des textes d’opinion qui font de la sorte, et alors que 43,48% des articles emploient un ton politique positif, ce sont 77,78% des textes d’opinion qui font de la sorte. Aussi, les commentaires des textes d’opinion sont 27,44% moins joyeux : entre autres, on y retrouve proportionnellement environ 3 fois moins le mot « merci » (donc les commentaires remercient moins le gouvernement pour leur politique impactant négativement les étudiants étrangers). On retrouve aussi dans les commentaires des textes d’opinion davantage de débats. En effet, on y mentionne proportionnellement environ 2 fois plus la CAQ, et environ 9,3 fois plus le verbe « voter », que ce soit en appui ou non au gouvernement (par exemple : « Je fais entièrement confiance à la CAQ et si c’était à refaire je voterais pour eux sans l’ombre d’un doute »).
3.2. Publications et commentaires selon le sujet
Un des facteurs les plus importants influençant le traitement médiatique des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles est le sujet de la publication. En effet, ces travailleurs se sont retrouvés au cœur de l’actualité à plusieurs occasions durant la période étudiée, et le narratif médiatique varie grandement selon l’occasion. Le graphique 6 montre le ton politique des articles en procédant à un regroupement des sujets en neuf catégories : 1) les travailleurs immigrants dans le système de santé durant la pandémie (anges gardiens), 2) les conditions de travail difficiles (principalement en lien avec le scandale des conditions de travail des travailleurs migrants agricoles à l’été 2021), 3) la discrimination au travail, 4) les étudiants étrangers, 5) l’immigration économique en général (en lien par exemple avec le nombre d’immigrants travailleurs accueillis ou l’intégration des immigrants au marché de l’emploi), 6) le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État, 7) le travail des immigrants durant la pandémie, 8) la réforme du programme d’expertise québécoise (PEQ) et 9) le portrait de cas particuliers d’immigrants. Nous voyons que bien que la majorité des sujets ont tout autant de publications qui emploient un ton positif que négatif, les publications de certains sujets (incluant l’effet de la pandémie sur les travailleurs immigrants, la discrimination au travail, les conditions de travail des travailleurs migrants agricoles) emploient à grande majorité un ton politique plus négatif.
Graphique 6: Ton politique des textes et publications en ligne

De plus, lorsque nous regardons la position des publications selon les sujets au graphique 7, nous observons que les sujets tombent en deux catégories : les sujets dont la majorité des publications sont favorables aux travailleurs migrants ou issus des minorités visibles (la discrimination au travail, les conditions de travail des travailleurs migrants agricoles, les portraits de cas particuliers d’immigrants et les anges gardiens (travailleurs immigrants dans le secteur de la santé durant la pandémie)) et les autres moins favorables et plus neutres, parmi lesquels se distingue le sujet du projet de loi 21 sur la laïcité de l’État ayant proportionnellement le plus de publications défavorables envers les travailleurs issus des minorités religieuses.
Graphique 7: Position des textes et publications en ligne

Nous pouvons voir que, bien que le ton politique soit une mesure nous permettant d’analyser la subjectivité d’un texte politique, un ton politique négatif n’est pas systématiquement synonyme d’une position défavorable. En effet, les textes du sujet du projet de loi 21 par exemple, bien qu’ils soient proportionnellement plus défavorables, n’emploient pas un ton politique particulièrement négatif. Au contraire, les textes des sujets des conditions de travail et de la discrimination, par exemple, sont majoritairement favorables aux travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles, mais emploient un ton politique majoritairement négatif. La raison pour cela est que, similairement aux publications de Gabriel Nadeau-Dubois, ceux-ci se portent à la défense des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles (victimes de discrimination et subissant de mauvaises conditions de travail) en décrivant négativement cette discrimination et ces conditions de travail. On remarque donc qu’il y a, pour ces deux sujets, un parti pris plus flagrant de la part des médias. Par exemple, on peut lire dans cet article du Journal de Montréal publié le 4 mai 2019 portant sur la discrimination vécue par les joueurs de hockey : « Le hockeyeur Jonathan-Ismaël Diaby, visé par des insultes racistes la semaine dernière lors d’un match de la LNAH à Saint-Jérôme, était sur le plateau de Tout le monde en parle dimanche. Il est revenu sur les tristes événements et a traité des solutions possibles aux côtés de Georges Laraque, lui-même intimidé durant sa jeunesse sur les patinoires […] ».
Les termes utilisés dans les commentaires pour parler des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles varient aussi selon le sujet de la publication. Certains termes présentent ces travailleurs comme un bienfait à la société (ange gardien) ou évoquent la sympathie (demandeurs d’asile, réfugié) alors que d’autres termes les présentent comme étant une nuisance sociale (chômeur). Dans le tableau 1, nous pouvons constater la récurrence des termes utilisés dans les sections de commentaires pour désigner les travailleurs immigrés ou issus des minorités visibles. Les colonnes représentent différents termes, et les lignes sont le sujet de l’article où on retrouve le commentaire (la ligne du bas se réfère au pourcentage général des termes utilisés). Nous y retrouvons en vert les sujets qui, pour chaque terme, sont surreprésentés (au moins 2 fois plus présents) et en rouge ceux qui le sont moindrement (au moins 2 fois moins présents). Par exemple, bien que 2,42% des termes totaux recueillis pour désigner les travailleurs immigrants
ou issus des minorités visibles sont « demandeur d’asile », nous voyons que pour le sujet des travailleurs dans le système de santé durant la pandémie, « demandeur d’asile » représente 18,63% des termes. Certains résultats ne sont pas surprenants (comme « ange gardien » pour désigner les travailleurs dans le système de santé durant la pandémie, ou « signes religieux » pour désigner les personnes affectées par le projet de loi 21), mais il est intéressant de remarquer que les termes plus positifs dans les commentaires des publications sont associés aux sujets des travailleurs dans le système de santé durant la pandémie et le portrait de cas particuliers d’immigrants (tous les deux ayant beaucoup de publications proportionnellement plus favorables) et que le terme « chômeur » est davantage utilisé dans les commentaires de publications au sujet de l’effet de la pandémie sur les travailleurs migrants (sujet ayant moins de publications favorables et employant un ton politique plus négatif).
Tableau 1: Termes utilisé pour décrire les travailleurs migrants et racisés par sujet d'article (%)

Certains sujets sont aussi plus populaires (c’est-à-dire qu’ils ont plus de réactions) que d’autres. Nous pouvons voir dans le tableau 2 le nombre de réactions moyen des publications, le nombre médian de réactions des publications ainsi que le pourcentage de publications ayant plus
de réactions que la médiane globale. Parmi les sujets dont les publications ont généralement peu de réactions, on retrouve celui des étudiants étrangers (la plupart des publications sur ce sujet, rappelons-nous, sont écrites par Le Devoir), mais aussi entre autres ceux de la discrimination au travail et les conditions de travail des travailleurs migrants, qui sont deux sujets dont la publication emploie un ton négatif et présentent ces travailleurs comme vivant des injustices. De plus, deux sujets sortent du lot pour leur nombre de réactions aux publications généralement plus élevé : le projet de loi 21 et les portraits de cas particuliers d’immigrants. Ces deux sujets sont représentatifs de deux façons de représenter les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles : plusieurs publications à propos du projet de loi 21 porteraient les travailleurs dans le système public provenant des minorités religieuses comme étant une menace à la société québécoise (promouvant des valeurs contraires aux valeurs québécoises) et plusieurs publications faisant un portrait de cas particuliers d’immigrants exposent le parcours difficile de ces immigrants ou leur travail exigeant au Québec, suscitant la sympathie et l’admiration.
Tableau 2: Popularité (réactions) des sujets selon les medias

Cette différence dans les représentations est notamment dans les commentaires des publications. Notamment, pour le sujet des cas particuliers, on remarque 50,91% plus de commentaires associés à la joie que pour ceux du sujet du projet de loi 21 (avec une plus grande représentation de mots tels que « merci », « accueillir », « rêve » et « bienvenue ») et moins de commentaires associés à la colère et la peur. Les graphiques 8 et 9 présentent des nuages de mots où l’on voit les mots surreprésentés dans les commentaires des sujets (c’est-à-dire qu’on retrouve ces mots au moins deux fois plus fréquemment dans les commentaires), les mots plus gros étant plus souvent utilisés. Nous constatons que lorsqu’il s’agit du projet de loi 21, les expressions qui reviennent le plus souvent sont des concepts abstraits et généraux (religion, droit des femmes, liberté, loi, autorité), alors que lorsqu’il s’agit du portrait d’un immigrant, nos données révèlent que les mots utilisés sont beaucoup plus humanisants et plus « terre à terre » (merci, beau, besoin, famille, aide). Ces sujets sont représentatifs des tendances observées : les sujets où l’on retrouve davantage de publications favorables aux travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles (la discrimination au travail, les conditions de travail des travailleurs migrants agricoles, les portraits de cas particuliers et les travailleurs dans le système de santé durant la pandémie) représentent les immigrants comme étant des bienfaits pour la société (par exemple pour les anges gardiens) ou étant victimes de situations injustes (par exemple pour les travailleurs ayant de mauvaises conditions de travail), et humanisent ces travailleurs. À l’opposé, d’autres sujets comme le projet de loi 21 et l’effet de la pandémie sur les travailleurs immigrants donnent lieu à des commentaires faisant davantage référence à des concepts généraux et présentent les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme étant une nuisance. Dans le cas du sujet de l’effet de la pandémie sur les travailleurs migrants, non seulement les commentaires contiennent 34,42 fois plus fréquemment le mot « chômeur » pour décrire ces immigrants que les autres sujets, mais en plus les commentaires sont généralement moins associés à la joie et plus associés à la tristesse, la peur et le dégoût. En effet, avec la pandémie, il y a eu une intensification des pratiques et discours discriminatoires (surtout envers la communauté asiatique) puisque la COVID-19 et ses variants proviennent de l’extérieur et sont souvent associés aux étrangers arrivant par avion. Cette intensification est notamment observable sur les réseaux sociaux où on retrouve davantage de commentaires racistes qu’avant la pandémie (Dubey, 2020).
Graphique 8:
Mots surreprésentés dans les
commentaires portant sur le projet de loi 21

Graphique 9:
Mots surreprésentés dans les
commentaires portant sur le portrait de cas particulier d’immigrants

Étude de cas : les travailleurs migrants agricoles
Les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles sont une large population qui comprend des personnes occupant différents types de travail ou différents ayant profils d’immigrants : les personnes touchées par la réforme du PEQ, par exemple, n’ont pas le même profil que les travailleurs dans le système de santé durant la pandémie (généralement parlant évidemment, car il est bien possible qu’un immigrant travaillant dans le système de santé soit aussi un étudiant ayant recours au PEQ). Une bonne façon de voir comment différents sujets de publication modifient la représentation des immigrants est de suivre un profil précis d’immigrants et de voir comment cette population est différemment représentée. C’est le cas par exemple des travailleurs migrants agricoles, qui ont fait l’actualité dans le sujet global de l’immigration économique, du scandale à propos des conditions de travail des travailleurs migrants agricoles et l’effet de la pandémie sur l’immigration de travailleurs agricoles. Voici un exemple de titres d’article portant sur les travailleurs migrants agricoles pour chacun des sujets :
- Immigration économique: « Notre agriculture survit grâce aux travailleurs latinos » Journal de Montréal, publié sur Facebook le 10 août 2019
- Condition de travail: « Logement insalubre pour les travailleurs – Le président de Demers présente ses excuses » La Presse, publié sur Facebook le 4 juin 2021
- Effet de la pandémie: « Une quarantaine de travailleurs agricoles étrangers ont été infectés au Québec » La Presse, publié sur Facebook le 24 juin 2020
Parmi les publications des médias recueillis à propos de l’immigration économique en général, quatre d’entre eux portent plus particulièrement sur la dépendance du secteur agricole envers les travailleurs migrants agricoles, donc présentent les travailleurs agricoles comme étant un bienfait pour la société québécoise. Ces quatre publications ont en moyenne 3 fois plus de réactions que les deux autres sujets et emploient un ton plus positif. Comparativement, on retrouve aussi environ 71.71% plus de commentaires associés à la joie qui emploient une plus grande proportion des mots tels que « merci » et « contribuer ».
Plusieurs articles à propos des conditions de travail des travailleurs immigrants portent sur les longues heures de travail, conditions pénibles et milieu de vie insalubre des travailleurs migrants agricoles, donc présentent ces travailleurs comme étant victimes de situations injustes. C’est pour ce sujet qu’on retrouve le plus de publications favorables aux travailleurs migrants et un ton politique plus négatif. On y retrouve aussi environ 56,07% plus de commentaires associés à la colère qui emploient une plus grande proportion des mots tels que « droit », « honteux » et « inhumain ».
Finalement, sept publications à propos de l’effet de la pandémie portent spécifiquement sur les travailleurs migrants agricoles (par exemple sur les défis à faire venir ces travailleurs de l’étranger). Aucune des publications n’a de position défavorable face à ces travailleurs, mais comparativement aux deux autres sujets, davantage de textes ont une position neutre et le ton politique employé est majoritairement négatif comparativement au sujet général de l’immigration économique. Dans les commentaires, on remarque que les travailleurs migrants agricoles sont parfois vus comme nuisibles, des personnes venant au Québec profiter de notre système: c’est le seul sujet où on utilise le terme « chômeur » pour parler de ces travailleurs et certains mots tels que « dangereux » et « paresseux » sont proportionnellement plus utilisés.
Bref, le cas du traitement médiatique (et de la réaction à ce traitement dans les commentaires) des travailleurs migrants agricoles montre bien comment une population immigrante peut, selon l’angle d’approche médiatique et du sujet de l’article, parfois être vue comme bienfait pour la société, parfois comme victime et parfois même comme danger.
3.3. Publications et commentaires selon la position et le ton politique
Effet de la position
Les positions défavorables dans les médias sont généralement plus populaires (c’est-à-dire qu’elles ont plus de réactions et de commentaires) que les positions favorables, et ce pour la grande majorité des sujets (bien qu’il faut prendre les résultats avec un grain de sel pour certains sujets où l’on retrouve peu d’articles défavorables pour certains sujets). Nous avons vu plus tôt que le Journal de Montréal a tendance à avoir des textes plus défavorables que les deux autres médias, et cette tendance à ce que les textes défavorables aient plus de réactions en est peut-être une cause considérant que le Journal de Montréal est la page Facebook parmi les trois qui a le plus d’abonnés. Cette tendance est cependant vraie indépendamment du média: comme on peut le voir dans le tableau 3, que ce soit le Journal de Montréal, La Presse ou Le Devoir, les publications ayant une position défavorable ont davantage de réactions et de commentaires que les publications favorables. La différence est par contre spécialement prononcée pour le Journal de Montréal (et moins pour Le Devoir, dont les publications favorables ont en moyenne plus de réactions, mais moins de réactions en médiane et moins de commentaires). Cette tendance est aussi vraie si on prend indépendamment les textes d’opinion et les articles. Cela ne signifie pas nécessairement qu’un plus grand nombre de personnes est défavorable au sort des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles; les réactions sur Facebook peuvent être des mentions « j’aime », mais aussi des mentions « haha » ou « en colère » (ce qu’une personne pourrait faire si elle trouve une position ridicule ou si elle n’est pas d’accord avec la publication), et les commentaires peuvent être en désaccord avec le propos rapporté par la publication. Cette plus grande popularité des positions désavantageuses est tout de même un phénomène important, surtout considérant que les médias retenus sont des entreprises à but lucratif, donc ont pour but d’avoir le plus de réactions possibles sur leurs publications, d’être plus populaire.
Tableau 3: Popularité des opinions selon les medias

Effet du ton politique
Comme nous l’avons vu plus tôt, les publications de certains sujets ont tendance à employer un ton politique plus négatif (nommément le sujet de la discrimination et des conditions de travail) et défendent une position favorable envers les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles. Cela fait en sorte que ces travailleurs sont portraits comme des victimes subissant des injustices. Les publications plutôt portrayant les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme un bienfait pour la société ont tendance à utiliser un ton politique plus positif, et cela se remarque lorsque l’on compare, pour le sujet du portrait des cas particuliers, les publications employant un ton positif et celles employant un ton négatif. En effet, ce sujet comprend à la fois des textes qui soulignent le cheminement ardu que le cas particulier a dû subir (donc les portraient comme des victimes et emploient un ton plus négatif), et d’autres soulignent l’intégration réussie du cas particulier (et donc les portraient comme un bienfait à la société et emploient un ton plus positif), et certains même soulignent les deux. Comme on peut le voir dans les graphiques 10 et 11 présentant la distribution des sentiments dans les commentaires des publications de ce sujet selon le ton employé, différents tons politiques signifient différents sentiments dans les commentaires : les publications utilisant un
ton politique négatif ont des commentaires évoquant davantage de sentiments négatifs comme la peur ou le dégoût, et les commentaires trouvent la situation du cas particulier plus « dommage », et parlent de « problèmes » dans le « système » ou la « loi ». Les publications utilisant un ton politique positif ont des commentaires évoquant davantage la surprise et la joie, en plus d’utiliser davantage des termes disant « merci » pour leur « geste », « bienvenue », ou de souligner la « contribution » de ces cas particuliers. Voici des extraits des publications démontrant bien cette dynamique entre des textes ayant un ton politique négatif portrayant les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme des victimes, et des textes ayant un ton politique positif portrayant les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme des bienfaits pour la société.
Graphique 10:
Sentiments des commentaires des publications négatives au sujet du portrait des cas particuliers

Graphique 11:
Sentiments des commentaires des publications positives au sujet du portrait des cas particuliers

-Ton politique négatif au sujet du portrait de cas particulier : « Des travailleurs temporaires guatémaltèques se disant victimes de fraude qui contestaient leur expulsion devant la Cour fédérale ont perdu leur cause. […] ‘’ On a été des esclaves modernes pour le Canada ‘’, laisse tomber Juan Godoy au téléphone, la voix brisée. » Le Devoir, publié sur Facebook le 8 décembre 2018
-Ton politique positif au sujet du portrait de cas particulier : « Un généreux barbier réfugié du Rwanda coupera gratuitement les cheveux des personnes qui ne peuvent s’offrir ce luxe tous les derniers lundis du mois pendant un près d’un an pour redonner à sa communauté » Le Journal de Montréal, publié sur Facebook le 19 octobre 2019
Effet de la position et du ton sur les commentaires
Il est surprenant de constater que le ton et la position ont peu d’effet sur les commentaires, sauf lorsque différentes positions ou différents tons politiques pour un même sujet peuvent être associés à différentes représentations des travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme c’est le cas pour le sujet du portrait de cas particuliers d’immigrants. En effet, comme on peut le voir dans le tableau 4 qui présente le ton employé, le nombre de réactions et les sentiments des commentaires des articles portant sur le projet de loi 21, les sentiments que nous pouvons retrouver dans les commentaires des publications défavorables à ces travailleurs ne sont pas si différent de ceux des positions favorables. Certes, il y a une différence (environ 8,44% des commentaires ont comme sentiment principal la joie comparativement à 6,60% des commentaires venant de publications favorables), mais c’est une différence qui est relativement petite. L’analyse des termes utilisés dans les commentaires n’est pas non plus concluante. Cela ne veut pas nécessairement dire que le ton et la position d’une publication n’influence pas les commentaires : il est bien probable qu’il y ait une différence, mais que les types d’analyse choisis ne constituent pas les meilleurs outils pour la détecter.
Tableau 4: Articles portant sur la loi 21

4. Conclusion
L’analyse automatique de la subjectivité des publications et commentaires Facebook d’acteurs sociaux québécois (médias comme politiciens) relatifs aux travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles nous permet de brosser un portrait du discours en ligne envers cette population, nommément de déceler les différentes stratégies médiatiques ainsi que leurs effets dans la réception de ce discours. Les publications des politiciens sont notamment drastiquement différentes de celles des médias puisque la réussite des politiciens est intrinsèquement liée à leur subjectivité, ce qui fait en sorte que leurs publications sont grandement plus subjectives (à la fois dans le ton et dans la position) que celles des médias, qui eux prétendent au contraire avoir une neutralité journalistique. De plus, les commentaires vont avoir tendance à féliciter les politiciens et davantage politiser les enjeux reliés à l’immigration.
Les médias, bien que se réclamant de la neutralité journalistique, ne sont pas entièrement neutres. Que ce soit dans les textes d’opinions, les propos rapportés dans les articles ou dans le ton politique adopté, il est possible de déceler une subjectivité dans les médias. Le Journal de Montréal, par exemple, promeut davantage de positions qui sont défavorables aux travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles et emploie un ton plus négatif dans ses textes que Le Devoir et La Presse. De plus, les publications faisant la promotion d’une position désavantageuse ont généralement plus de réactions que celles faisant la promotion d’une position avantageuse. Cela peut en partie expliquer pourquoi Le Journal de Montréal est aussi le média ayant le plus de réactions en moyenne à leurs publications ; les médias sont des entreprises à but lucratives cherchant le plus de réactions à leurs publications sur les réseaux sociaux, et le Journal de Montréal se distingue des deux autres médias en présentant des positions plus désavantageuses pour les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles. La subjectivité des médias se remarque aussi dans les évènements couverts par les médias, Le Journal de Montréal ne couvrant pas le scandale des conditions de travail des travailleurs migrants agricoles à l’été 2021 ou Le Devoir couvrant davantage les enjeux relatifs aux étudiants étrangers.
Les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles ont fait les manchettes à différentes occasions depuis 2018, et le sujet de la publication d’un média va avoir un impact important sur la représentation de ces travailleurs. Selon le sujet, trois façons différentes de représenter les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles sortent du lot : ils sont vus comme des victimes d’une injustice, comme un bienfait à la société québécoise ou encore comme danger pour la société québécoise. Par exemple, le projet de loi 21 et la pandémie ont été des occasions, dans les publications de médias comme dans les commentaires, où ces travailleurs ont été représentés comme un danger pour le Québec et ses valeurs, ou comme des étrangers profitant de la société québécoise à ses dépens. Ces propos sont discriminatoires puisqu’ils servent à justifier l’exclusion d’un groupe exogène d’un « nous » (c’est-à-dire les Québécois). Les commentaires présentant ces travailleurs comme étant un danger font référence à de grands principes éloignés pour se justifier, alors que les deux autres représentations, plutôt, humanisent les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles et sont plus « terre à terre ». Il y a aussi une différence entre la représentation de ces travailleurs comme victime et celle les présentant comme bienfait, la première suscitant dans les commentaires davantage des sentiments négatifs comme la colère, et la deuxième suscitant plutôt des sentiments positifs comme la joie.
L’analyse effectuée du caractère subjectif des publications et commentaires ne s’est par contre pas avérée être un substitut parfait pour évaluer le caractère discriminatoire des commentaires, et cela est spécialement vrai pour les publications des politiciens qui sont ouvertement subjectifs. En effet, les commentaires portrayant les travailleurs immigrants ou issus des minorités visibles comme un danger ne se démarquent pas particulièrement des autres commentaires lorsque l’on procède à une analyse des sentiments, contrairement aux deux autres représentations auxquelles il est possible d’associer des sentiments comme la joie ou la colère. De plus, alors qu’il est possible d’identifier qualitativement la position des publications, il n’est pas possible de faire la même chose pour les commentaires considérant le nombre faramineux de commentaires recueillis. Prenons l’exemple du commentaire suivant écrit sous une publication de François Legault le 5 novembre 2019 à propos des étudiants étrangers : « Bravo la loi c’est la loi vous leurs donner un pouce ils vont en prendre douze ». Celui-ci est décidément discriminatoire puisqu’il donne un attribut négatif (profiter de la bienveillance des Québécois) à un groupe exogène, mais en même temps sa détection automatique est ardue considérant qu’il ne définit pas clairement le groupe endogène (il s’agit d’un « ils » assez flou), ne peut pas être rattaché à un sentiment ou ton négatif (au contraire, on retrouve même « bravo » qui est plutôt positif) et ne contient pas d’insulte ou de terme raciste. Une étude plus approfondie sur le discours discriminatoire sur les réseaux sociaux devra nécessairement passer par l’élaboration d’un algorithme d’apprentissage automatique (« machine learning ») capable de différencier les commentaires discriminatoires des autres commentaires.
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