Bulletin N° 5 – Évolution récente des actions collectives liées au racisme au Québec, une analyse de la presse écrite entre 1992 et 2022

Cette étude vise à explorer l’évolution récente des actions collectives liées au racisme dans la province à partir de l’analyse de la presse écrite entre 1992 et 2022. L’analyse de l’action collective permet de saisir les dimensions antagoniques (conflictuels) autour des problèmes sociaux et leur évolution dans le temps. Nous avons choisi d’adopter une définition opérationnelle de l’action collective, qui est comprise en tant qu’un agir ensemble et intentionnel dans une logique de revendication qu’elle soit matérielle ou symbolique (Hernandez, 2018). Ainsi nous voulons, à travers cette étude, mieux comprendre l’évolution récente (1991-2021) des actions et des acteurs associés aux actions collectives sur le racisme dans la province.  Pour ce faire, nous nous tournons vers l’analyse de presse d’un des principaux journaux de la province, Le Devoir.

Il existe une tradition importante liées aux études quantitatives concernant l’analyse de l’action collective et de la protestation, particulièrement à travers l’étude de la presse écrite (Almeida, 2008; Archila, 2003; Franzosi, 1987; Jenkins et al., 2003; Oliver et al., 2003; Olzak, 1989; Rucht et al. 1998; au Québec nous pouvons citer les travaux de Villeneuve et al., 2009; Villeneuve et al., 2006; Renau et Trudelle, 2012; Trudelle, 2005; Trudelle et al., 2006;). L’analyse quantitative de la presse écrite est une méthode classique dans ce champ d’études. Soulignons que plusieurs travaux traitent spécifiquement de la validité des données tirées de la presse écrite comme source d’information sur l’action collective et la protestation sociale (Olzak, 1989; Earl et al., 2004, Franzosi, 1987). En ce qui concerne l’analyse de la presse écrite au moyen de l’exploration de texte au Québec, on peut citer l’étude de Potvin (2017) sur la couverture de l’attentat à la mosquée de Québec. Cependant, l’analyse de la presse sur de longues périodes n’a pas encore été utilisée.

Malgré l’existence de quelques documents de synthèse couvrant des périodes plus longues, comme le texte de Potvin (2004) et le Labelle (2000), ils sont rares et ne disposent pas de matériel empirique suffisantes pour analyser le long terme.  Nous considérons que cette littérature est en train d’émerger et l’observatoire servira, à l’avenir, à créer des données probantes qui pourront alimenter le débat et prendre en compte des variables permettant d’observer la complexité du phénomène à long terme et ses effets sur les différentes dimensions sociales dans lesquelles il s’exprime, l’emploi, la ségrégation socio-spatiale, le traitement différencié de l’accès aux services publics (santé, éducation) et la perception de l’immigré et des minorités sur le sujet et ses effets sur l’intégration. Lorsque nous examinons le racisme dans la presse traditionnelle, nous le voyons du point de vue de ceux qui écrivent à son sujet, ce qui nous permet de comprendre ce que les journalistes et les éditorialistes pensent de la question, mais l’analyse de la presse nous permet également d’observer les faits qui ont eu un impact sur l’opinion publique ; ces faits sont la partie émergée de l’iceberg d’un phénomène multidimensionnel et plus profond. 

Ainsi, il ne s’agit pas seulement de la manière dont un journal observe un phénomène particulier, mais aussi de l’évolution de la perspective des différents acteurs sur un problème social, leur inclusion dans l’agenda public des gouvernements ainsi que les faits qui déterminent la manière dont les problèmes sont perçus. Cette recension d’articles du journal Le Devoir nous permet de situer les faits déterminants du débat et de les contextualiser dans une période plus large. Il s’agit en tout cas d’une étude exploratoire réalisée dans l’urgence du projet de création d’un observatoire du racisme au sein d’une organisation comme Alternatives, qui s’est préoccupée tout au long de son histoire de ce problème. Nous espérons que ce rapport pourra, d’une manière ou d’une autre, contribuer à ce débat dans une société en mutation comme celle du Québec. 

Fouille de textes et analyse de presse : Ces dernières années, les évolutions apportées aux outils d’analyse de données ont contribué à renouveler les méthodologies de recherche sur le traitement de grands volumes de textes. Les sciences humaines ont été impactées par le développement des sciences cognitives, de l’analyse statistique et des technologies de l’information (Trujillo, 2015). L’automatisation de l’analyse des documents découlant des progrès techniques dans ces trois disciplines a permis des changements importants dans le traitement de l’information et la recherche. Le développement de la science des données, et de ce que l’on appelle le « text mining » a eu un impact majeur sur la sociologie, en particulier sur la sociologie de l’action collective. Grâce aux progrès des outils informatiques, nous pouvons examiner et analyser de grandes quantités de documents en un temps très court. Ces outils (Computer Assisted Qualitative Data Analysis Software) permettent une plus grande rapidité et précision dans le traitement du contenu des textes. Ces outils sont particulièrement utiles dans le cas d’informations semi-structurées telles que l’analyse de la presse écrite. Pour les besoins de notre analyse, nous utiliserons le logiciel QDA miner.

Sélection du corpus d’articles. Le processus initial de sélection des données s’effectue en fouillant les bases de données de presse du journal Le Devoir. Pour cette recherche, nous allons explorer les articles contenant les mots racisme + Québec. Dans ce cas, nous utiliserons la base de données Eureka pour Le Devoir. Nous procédons ensuite à une sélection initiale d’articles. Une fois les articles sélectionnés, nous avons épurée notre base de données en éliminant les informations superflues et nous nous concentrons sur le contenu des articles en tenant compte des variables auteur, date, page section. Ce processus de sélection nous a permis de procéder à l’analyse de 2450 articles ayant été publiés dans Le Devoir entre 1991 et 2021.

Analyse des données : Une fois le corpus d’analyse sélectionné, nous avons procédé à la lemmatisation, c’est-à-dire à la réduction des mots à leur expression minimale (lemmes), puis nous procédons à une analyse de contenu. L’analyse de contenu nous a permis d’analyser la fréquence, les mots clés, les entités et les corrélations les plus fortes entre des ensembles de mots et l’évolution temporelle. Cela nous a donné une idée générale du contenu des articles. Pour cette analyse, nous avons utilisé le programme QDA miner. 

Ce rapport présente quelques pistes d’analyse issues d’une première exploration des données. Ces indices devront être analysés plus en détail lors de futures recherches. Nous y présentons deux résultats :  1) une analyse de l’évolution de la couverture médiatique (fréquence des articles par année); et, enfin, 3) un index thématique. L’analyse de l’évolution de la couverture médiatique nous permet d’observer le nombre d’articles par année. Enfin, l’analyse thématique nous permet d’observer la force des relations entre les mots ayant une fréquence plus élevée pour notre analyse.

Analyse de l’évolution de la couverture médiatique par année : L’évolution de la couverture de la question semble confirmer l’hypothèse de Bataille et al. (1998) concernant l’apparition d’une deuxième vague de racisme débutant à la fin des années 1990.Ce phénomène semblera se poursuivant jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, à la fin des années 1990, on observe une augmentation du nombre d’articles sur le racisme apparus dans le journal Le Devoir. Ceux-ci passent de 35 en 1997 à 69 en 1999.  Cette augmentation a été marquée la montée des cas à caractère raciste et une préoccupation croissante dans les articles d’opinion sur le type d’immigrants que la province recevait. La Semaine d’actions contre le racisme (SACR) a été créé en 1999 et avait pour but de souligner la journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies. Cette célébration a mis davantage le problème du racisme sur l’agenda public dans la province et a précédé l’important débat sur les accommodements raisonnables.  

Le pic important que l’on peut observer en 2006 s’explique précisément par les discussions publiques qui ont débouché à la mise en place de Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Commission Bouchard-Taylor) en février de 2007. Cette commission a mis en lumière les problématiques liés à la migration, l’identité québécoise et la distances entre la perception de la population et la réalité de la l’immigration. La commission a rendu la discussion sur le racisme dans la province plus visible et a mis à l’ordre du jour une série de recommandations qui seront importantes pour les discussions futures sur le sujet du racisme, par exemple : le port de symboles religieux, la pratique de la prière au commencement des séances des conseils municipaux ou le retrait du crucifix du siège de l’Assemblée nationale. 

 En 2008, l’assassinat de Fredy Villanueva a marqué la couverture médiatique.  Cet événement aura une profonde incidence sur l’un des autres débats importants que nous constatons tout au long de notre analyse de presse, à savoir le profilage racial et territorial des interventions de la police dans la province. 

Le diagramme suivant présente l’évolution par année des articles de presse analysés. Comme on peut le noter, entre 2013 et 2016, le nombre d’articles publiés dans le journal Le Devoir sur ce sujet a considérablement augmenté, passant de 25 à 219 articles. Cette augmentation considérable semble être associée à la médiatisation des débats autour de la Charte des valeurs qui a commencé en 2013 et s’est poursuivie avec une croissance régulière jusqu’en 2019 et 2020, années au cours desquelles 277 et 293 articles ont été publiés sur ce sujet en lien principalement avec les manifestations contre le racisme et les cas de Joyce Floyd et Joyce Echaquan qui ont mobilisé l’opinion publique, mais aussi avec les protestations et les revendications que des mouvements comme Jamais plus l’inaction et Black Lives Matter.